Roger Bambuck : « La compétition commence par un match avec soi-même »
A 71 ans, Roger Bambuck, qui fut le seul Français un jour, ou plutôt quelques minutes, détenteur du record du Monde sur 100 m, raconte une époque où le haut niveau en était à ses prémices. L’actuel président du comité des foulées littéraires de Lormont (que nous avions rencontré en décembre dernier), près de Bordeaux, livre également son regard singulier sur sa vision de l’athlétisme et du sport.
Vous êtes un suiveur de l’athlétisme aujourd’hui ?
J’avoue que je ne suis pas un grand fan. Je suis plus acteur que spectateur. Ce que j’aime quand je vais sur un stade d’athlétisme, c’est aller à la longueur, au poids etc…On ne vous autorise pas à cela : vous avez votre place et vous restez assis, c’est tout.
Quel est malgré tout votre regard sur un sport aujourd’hui gangréné par les affaires de corruption et de dopage ?
Première chose, 2016 est une belle année puisque l’équipe de France a battu son record avec huit médailles aux Jeux Olympiques (six en fait). C’était inespéré et c’est une très bonne chose.
Oui, le dopage est l’épine dans le pied de l’athlétisme. Ce qui est très grave, c’est cet espèce de déni de la part de beaucoup d’acteurs qui disent qu’ils ne sont pas dopés. Et on se rend compte après que tels ou tels individus le sont.
Ce n’est pas tant la question du dopage qui me pose problème que la victoire du spectacle sur l’ensemble des différentes facettes du sport, dont le sport éducatif. Maintenant, on nous renvoie tout de suite au spectacle quand on parle de sport. Mais il n’y a pas que cette dimension.
Spectacle et compétition semblent indissociables…
Là aussi, vous associez compétition et spectacle. Mais la compétition commence par un match avec soi-même : il y a certes cette envie d’être devant les autres mais il y a surtout le besoin de faire mieux que ce que l’on aurait pu faire. Le véritable moteur, ce n’est pas de franchir la ligne d’arrivée le premier à n’importe quel prix. Franchir la ligne d’arrivée, c’est d’abord cela qui est intéressant. Je vais compliquer les choses car le sport nécessite une mise en spectacle de soi : c’est vous qui êtes l’auteur et en même temps l’acteur de ce que vous faîtes. Et c’est en ce sens que le sport est éducatif.
Vous aviez cette démarche quand vous étiez athlète ?
Bien sûr.
La performance n’était pas ce que vous guidait le plus ?
J’ai toujours dit que je préférais faire une bonne performance que de passer la ligne le premier. Si je pouvais faire les deux, c‘était parfait. Mais si je passais la ligne le premier en 10’’5, ça me procurait moins de plaisir que d’être deuxième ou troisième en 10’’2.
« Nous avions le droit d’avoir un prix qui ne s’élevait pas au-delà de 300 francs »
Vous avez arrêté très tôt votre carrière, à 23 ans, dans la foulée des Jeux de Mexico, alors que vous y aviez glané la médaille de bronze avec le relais 4×100 m tout en terminant deux fois 5e sur 100 et 200 m. Pourquoi ?
Oui, ma carrière a été très courte. Je me suis d’abord toujours dit que je ne ferai pas du sport mon métier. Deuxième chose, à l’époque, on n’envisageait pas de gagner de l’argent en faisant du sport. Nous avions le droit d’avoir un prix qui ne s’élevait pas au-delà de 300 francs. Quand on gagnait quelque chose, on nous donnait une machine à café, un fer à repasser etc…Quand l’organisateur du meeting était sympa, on lui demandait de nous donner l’équivalent du fer à repasser en argent. Et puis c’est tout. Vous savez combien coûte un fer à repasser, même si c’était un peu plus cher à l’époque ? Il n’y a aucune commune mesure avec ce qu’il se passe aujourd’hui.
Ce ne fut jamais un regret d’arrêter si tôt ?
Je ne peux pas répondre à des questions comme ça car cela a été une décision volontaire.
Cela paraît toutefois inconcevable aujourd’hui. C’est comme si Christophe Lemaitre stoppait sa carrière aujourd’hui, après son bronze olympique sur 200 m…
Oui, mais les conditions n’étaient pas du tout les mêmes. Christophe Lemaitre a encore quelques années à pouvoir gagner de l’argent. Le problème auquel sont confrontés Christophe Lemaitre ou Jimmy Vicaut, c’est comment cette période d’investissement va leur servir à préparer la suite. Car voilà deux jeunes qui ne sont pas encore à la moitié de leur vie. Le temps qu’ils vont avoir pour augmenter leur potentiel est très court. Et ils vont devoir vivre plus de la moitié de leur vie rien que sur ce qu’ils auront accumulé sur quelques années seulement. C’est ça le gros problème.
Quand on voit les choses de l’extérieur, la grosse difficulté est comment leur faire comprendre cela. Quand on a vingt ans, tout sourit, tout est merveilleux. Mais on vous dit : dans dix ans, ce ne sera plus pareil.
La finale olympique du 100 m en 1968 :
Vous vous êtes construit autour du sport, non ?
Si je n’avais fait pas de sport, je ne sais pas ce que je serais devenu. Je serais certainement devenu quelque chose, mais, premièrement, je ne vous aurais pas rencontré (sourire). Le sport m’a tout apporté. 1) Sans le sport, je n’aurais pas quitté mon île (la Guadeloupe) dans les mêmes conditions. 2) Après avoir gagné un 80m dans le cadre des compétitions scolaires, mon professeur d’éducation physique m’a dit : “si tu avais fait 9’’4 sur 80 m, tu aurais été qualifié pour les championnats de France“. De ce défi qu’il m’a lancé, ou que j’ai pris comme tel, mon premier déplacement n’a pas été de venir en France, mais d’aller aux Jeux de l’amitié à Dakar en 1963. Sortir de la Guadeloupe pour aller en Afrique, c’était quelque chose d’inimaginable pour moi, tout comme participer à une compétition internationale. Tous les pays visités et toutes les rencontres que j’ai eues, c’est quelque chose de phénoménal.
Vous continuez à faire du sport ?
J’ai suffisamment d’activités physiques dans ma maison ; je n’ai pas besoin de faire du sport. Je ne sais pas si vous avez déjà débroussaillé un petit peu de terrain, mais vous avez des courbatures quand vous n’êtes pas habitué (sourire).
« C’est long, dix secondes »
Dans un article paru dans L’Express en 2000, vous avez dit, à propos de votre 5e place sur le 100 m des JO de Mexico (et alors qu’un podium était tout à fait envisageable) : « Lorsque je suis arrêté à un feu rouge, il m’arrive de regarder ma montre et de déclencher mon chronomètre. Je laisse passer dix secondes ».
C’est exact, même si ça ne m’arrive plus maintenant. Mais c’est la première fois que j’avais remarqué cela. Je me disais que dix mètres par seconde (en course), c’est rapide, mais faîtes l’expérience un jour et laissez passer dix secondes. Vous verrez que c’est long.
En relisant certains articles, on a l’impression que ce 100 mètres olympique a duré une éternité pour vous. Que s’était-il passé ?
Oui, c’était une défaillance psychique, tout simplement. La faute en revenait au manque de préparation. A l’époque, la préparation mentale en était à ses balbutiements. Le colonel Crespin qui était directeur des sports avait proposé qu’il y ait un psychiatre dans le staff des équipes de France. Je suppose qu’il voulait dire psychologue, mais il a dit psychiatre. Tous les dirigeants ont dit : “Mais non, on n’est pas des fous !“ Ce en quoi il se trompait car les athlètes sont parfois un peu barjots !
Quand vous étiez secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports, vous avez lancé la deuxième loi antidopage en 1989. Trente ans plus tard, pas grand-chose n’a changé…
Si on veut diminuer le dopage, c’est avant tout une affaire d’éducation. Il faut que les uns et les autres comprennent que c’est sans objet pour l’être humain de réussir artificiellement. Il y a aura bien sûr les apparences de la réussite. Mais demandez à des athlètes qui sont pris en flagrant délit de dopage s’ils sont heureux. Ces sportifs me l’ont dit : “Qu’est ce qu’on dit à notre famille ?“ (1).
Ce sont ces choses là qu’il faut mettre en avant, plutôt que ce qu’avait dit Boris Becker une fois : “S’il faut prendre un produit pour me garantir la victoire dans un tournoi du Grand Chelem, je le prendrai“.
Malheureusement, on s’arrête toujours à cet espèce de chasse aux dopés : quant un athlète s’est fait prendre en flagrant délit, on jette tout de suite l’opprobre sur lui. On l’exclue. Alors qu’il faut le prendre et montrer aux autres qu’il est dans une logique de honte personnelle. Il n’y a pas besoin en plus de l’exclure, il est lui-même suffisamment puni (1).
Vous arrivez encore à vous passionner pour des JO ou des Mondiaux ?
Je me passionne beaucoup mois car je trouve franchement que l’on en fait beaucoup. Et surtout mal. Quand j’entends certains commentaires qui s’exclament sur des pseudos exploits, je me dis qu’il y a des gens qui veulent simplement nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Cela me déplaît fondamentalement. Après, oui, on ressent de l’émotion quand on voit certains athlètes ou certaines équipes ; et il y a des gestes extravagants dans tous les sports.
Mais point trop n’en faut. C’est seul au travers de la poésie ou de la littérature que vous pouvez faire passer des choses extravagantes, sans tomber dans l’excès qui consiste à dire, tout est beau, tout est merveilleux, pousser des hurlements sur sa chaise, se rouler par terre la bave aux lèvres etc… C’est au travers de la littérature que l’on peut rentrer dans le réel du sport. Le prendre dans toute sa dimension symbolique, poétique et le prendre vraiment pour ce qu’il est. Ce n’est pas seulement du spectacle, c’est quelque chose de beaucoup plus profond que ça. Et c’est au travers de la littérature que l’on peut atteindre cela.
(1) Lire à ce propos la double interview avec Quentin Bigot et Pierre-Jean Vazel dans notre magazine VO2 Run.
A (re)visionner en vidéo, le portrait de Roger Bambuck sur l’INA.
EN BREF
Roger Bambuck,
Né le 22 novembre 1945.
25 sélections internationales.
Médaillé de bronze avec le relais 4×100 m aux JO 1968.
Cinquième des JO 1968 sur 100 et 200 m.
Champion d’Europe du 200 m et du 4×100 m en 1966.
Vice-champion d’Europe du 100 m en 1966.
Co-détenteur du record du Monde du 100 m en 1968 (10’’).
Recordman du Monde du relais 4×100 m en 1967 (38’’9).
Records personnels (chrono électrique, pas manuel) : 10’’11 sur 100 m (1968) ; 20’’47 sur 200 m (1968).
Secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports de 1988 à 1991.
Actuel président du comité éditorial des foulées littéraires de Lormont (Gironde).
Interview : Quentin Guillon.
Photos : DR.