Breaking2 : faut-il se réjouir des 2h00’25’’ d’Eliud Kipchoge sur marathon ?
Eliud Kipchoge a bouclé son marathon en 2h00’25’’, tout près des 2 heures visés, ce matin dès potron-minet sur le circuit F1 de Monza en Italie. Vrombissant et affolant…
Un grand pas pour la course à pied, un petit pour l’homme ? Un grand pas pour l’homme, une petit pour la course à pied ? Faut-il se réjouir de cette performance sidérante d’Eliud Kipchoge dans un marathon conçu sur mesure, jusqu’à courir sur un circuit de Formule 1, ce qui dit bien que l’on cherche à muer l’humain en machine ?
D’aucuns mettent en avant l’échec du projet Breaking2, puisque le Kényan n’a pas passé la barrière des deux heures. Mais c’est tout comme ! Car le champion olympique de Rio a bel et bien ouvert une nouvelle ère sur la distance en bouclant ce matin sur le circuit de Monza (17 fois et demi de 2,4 km), le marathon en 2h00’25’’, soit 2 minutes et 32 secondes plus vite que le record du Monde officiel, toujours détenu par son compatriote Dennis Kimetto, et 2 minutes et 40 secondes de mieux que son propre record personnel (Londres 2016).
Déjà que certains commentateurs avisés appréciaient les 2h10’/2h12’ comme un chrono quasi quelconque, à l’aune de ces 2h00’25’’, cela sera presque assimilé à du jogging, désormais…
On pourra toujours arguer de conditions optimales (température, 18 lièvres qui se sont relayés à chaque tour, voiture placée juste devant les coureurs, ravitaillements apportés par un vélo, chaussures a priori révolutionnaires etc…) ; l’exploit et le gain de performance demeurent tout simplement immenses.
Rien que les temps de passage front frémir : 14’14’’ aux 5 km ; 28’21’’ aux 10 ; 42’34’’ aux 15 ; 56’49’’ aux 20 ; 1h11’03’’ aux 25 ; 1h25’20’’ aux 30 ; 1h39’37’’ aux 35 et 1h54’04 aux 40 km, ce qui poussé le community manager de Nike à fanfaronner sur Twitter : « Le mur ? Quel mur ? »
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35k: 1:39:37Wall? What wall?#Breaking2
— Nike (@Nike) May 6, 2017
Au final, un marathon à 21 heures, ce qui relevait du domaine de l’impensable (l’explosion des chronos ces dernières années à 2h04-2h05’ laissait déjà fortement sceptique, d’autant que les cas de dopage se sont multipliés), est devenu réalité.
Faut-il s’en réjouir ?
Dans notre présentation vendredi, nous citions Grégoire Millet, professeur des Universités à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université de Lausanne (ISSUL) en Suisse, que nous avions interrogé dans notre dossier « Marathon en moins de deux heures, conte décompte », à lire dans le dernier magazine de VO2 Run.
Il suintait comme l’impression de quelques relents nauséabonds de jeux du cirque
« “Effectivement il y a un recours massif au dopage sanguin, y compris chez les Africains de l’Est. Après on ne peut pas prendre la performance comme un témoin des limites humaines. La performance en elle-même n’est pas un marqueur de dopage. Ce qui peut l’être, c’est une progression trop rapide, une rupture de pente. Mais personne ne peut définir les limites de l’être humain“. Pour Grégoire Millet, cette barrière des deux heures sera atteinte à l’orée des années 2035, dans la moyenne des prédictions de pléthore de chercheurs. “J’ai eu la chance de travailler comme physiologiste à Aspire au Qatar, avec le coach du premier homme à 20 à l’heure (Ronaldo Da Costa, 2h06’05’’), en 1998 à Berlin, le dernier non-Africain à avoir battu un record du Monde. Il aura fallu 19 ans pour gagner trois minutes et quelques secondes. Si on garde la même progression, ça nous rapproche de 2040. Sans les artifices que l’on a pu décrire -qui ne correspondent pas aux règlements actuels et qui là permettraient assez facilement de battre le record du Monde de deux heures dès demain avec un gros chèque (plus de lièvres, vent derrière, aménagements dans la chaussure pour mieux réguler la raideur)- je serais extrêmement surpris qu’il y ait un saut qualitatif aussi rapide. Là on pourrait effectivement suspecter un recours au dopage, peut-être encore plus massif que ce qui existe maintenant“ » (la suite de l’article est ICI).
Nike a « vendu » les Zoom Vapor Fly Elite -chaussures conçues sur mesure pour le projet Breaking2 avec une semelle de carbone en forme de cuillère projetant vers l’avant-, comme le fuselage engendrant un rendement supérieur de 4%. Un gain potentiellement énorme (mais invérifiable) qui laisse moult spécialistes dubitatifs et songeurs.
D’ailleurs, en dépit de toutes ces conditions optimales, Zersenay Tadese et Lelisa Delisa, autre égéries de Nike pour ce projet Breaking 2, ont fini en casse moteur : 2h06’51’’ pour le premier (tout de même), 2h14’10’’ pour le second.
https://www.facebook.com/nike/videos/10154916723568445/
En regardant le live de la course suintait comme l’impression de quelques relents nauséabonds de jeux du cirque, où les protagonistes s’ébrouent tels des cobayes pour des enjeux qui les dépassent, et où toutes les règles habituelles de la compétition sont bafouées pour le bien d’une expérience in fine avant tout mercantile, savamment orchestrée depuis des mois et exaltée dans la dernière ligne droite par les athlètes sous contrat avec la marque à la virgule, chargés de partager sur les réseaux sociaux le teaser d’avant course.
Au moins, puisqu’il s’agit d’un record non homologué, il ne sera pas question de le rayer des tablettes dans quelques années par les instances dirigeantes, à l’instar de la proposition de la Fédération Européenne qui souhaite réécrire la liste des records d’Europe et du Monde.
Curieux paradoxe, à ce propos : on cherche d’un côté à restaurer la crédibilité d’un sport qui l’est de moins en moins, et de l’autre, on met tout en œuvre pour briser des barrières diaboliques.
Faut-il s’en réjouir ?
Texte : Quentin Guillon
Photo de une : Twitter Nike