Faut-il être triathlète pour aller vite en course à pied ?!
C’est LA question qui est sur toutes les lèvres après la performance du triathlète Vincent Luis, numéro 3 mondial en 2015, aux championnats de France de cross long dimanche dernier au Mans (n’oublions pas non plus l’excellente prestation de Maxime Hueber-Moosbrugger, 13e,9e Français et espoir première année).
La question lancinante revient à intervalle régulier, ravivée avec la deuxième place de Vincent Luis dimanche 6 mars aux championnats de France de cross sur le long. « Faut-il être triathlète pour aller vite en course à pied ?! » Essayons de contourner l’intitulé volontiers provocateur pour éclairer la problématique, sans verser dans l’opposition complètement stérile et inutile coureurs à pieds versus triathlètes.
Le parcours a-t-il avantagé Vincent Luis ?
D’un œil extérieur, deux choses :
-Morhad Amdouni a très certainement été déstabilisé par ses deux chutes. A la différence d’un Hassan Chahdi, d’un Fabien Palcau ou d’une Jacqueline Gandar en symbiose avec la boue, le demi-finaliste mondial sur 1 500 m a éprouvé de grandes difficultés à poser ses appuis. La physionomie aurait été tout autre sur un parcours un peu plus roulant pour celui que tout le monde voyait sur la plus haute marche du podium, mais qui a également sans doute fait une erreur en prenant d’emblée la tête de la course, à la différence de Chahdi et de Luis, plus économes de leurs efforts.
« Je pense que le parcours boueux m’a avantagé. Morhad, il ne faut pas oublié que c’est 7’37’’ sur 3 000 m (en 2009). Je suis très loin d’avoir ses références là sur la piste. Concrètement, là on doit faire 18,5 de moyenne en km/h (18,1 pour Chahdi, 17,9 pour Luis et Amdouni, ndlr). Ce ne sont pas des vitesses qui leur correspondent, ils ne peuvent pas placer leur foulée. Sur un parcours plat comme la main et roulant, je pense que j’aurais pris une volée » assurait Vincent Luis. Peut-être, peut-être pas.
-peut-être pas, car deuxièmement, si un parcours boueux est susceptible de niveler le niveau, les plus costauds demeurent aux avant-postes. Et Vincent Luis a prouvé qu’il fait partie intégrante des meilleurs. Son coach Farouk Madaci avançait : « Même si ça avait été roulant ou très vallonné, il était armé et prêt mentalement à pas se laisser déstabiliser par la nature du parcours. C’est un garçon très intelligent qui va analyser comment courir sur tel type de parcours, quelle stratégie mettre en place. Il a une faculté d’analyse hors du commun ; ce n’est pas pour rien que c’est un champion ».
Dans l’aire d’arrivée, protégé par une tante de fortune balayée par la pluie glaçante, il fut demandé à Vincent Luis son meilleur chrono sur un dix bornes lors d’un triathlon. Réponse ? « 29’17’’ ». Si comparer des chronos de 10 km sur différents types de parcours, différentes physionomies de courses, et avec peut-être aussi des états de forme disparates, relève de la gageure, quelques éléments sont significatifs : Morhad Amdouni a couru en 28’58’’ à Rome fin décembre (record personnel), Hassan Chahdi en 29’00’’ à la Prom’Classic début janvier ; globalement, les meilleurs français aujourd’hui sur 10 km valent entre 28’45’’ et 29’15’’ selon les sorties. Dans les clous de Vincent Luis, qui, justement, nous indiquait valoir autour des 29’00’’, à plus ou moins dix secondes (lire ici).
Vincent Luis s’est-il mis au frigo la semaine des France ?
Non, le Rémois n’a pas joué de l’électrostimulation pendant trois jours, ni n’a mis les guiboles au frigo tout en s’aérant l’esprit. « J’ai fait 27 heures d’entraînement la semaine précédente et 26 heures cette semaine (celle des France de cross) » soulignait-il. « J’ai nagé samedi matin (la veille) puis j’ai fait du vélo. Je n’ai pas pu partir avec le club car j’avais entraînement. J’y suis allé en train l’après-midi. J’ai fait 16×300 mardi puis 3×2000 mercredi. Je n’ai fait aucun affûtage. L’objectif cette année, c’est Rio le 18 août. Et tout ce que je ferai avant, ça sera sans me reposer ».
Tout juste a-t-il levé le pied sur l’intensité en fin de semaine. Farouk Madaci relevait : « Il a fait les trois efforts vendredi. On n’a pas mis les watts jeudi-vendredi à pied, mais il a fait une semaine à neuf entrainements à pied, il a nagé cinq fois et a roulé trois fois ».
Vincent Luis est toutefois accoutumé à enchaîner les efforts, et il est arrivé avec « un peu de fraîcheur. On a pas forcé sur les entrainements à pied car on savait que ça allait être difficile aujourd’hui (dimanche) » glissait le coach.
Ce type de préparation n’est pas propre aux triathlètes : les marathoniens qui enquillent les bornes et intègrent les France de cross dans leur prépa font de même, ralentissant le rythme à partir du mardi ou mercredi (on vous en parlait l’an passé ici) : ce fut le cas cette année pour Michaël Gras, revenu du Kenya jeudi et qui a terminé quatrième Français en dépit d’un départ lointain (« C’est dur d’être réactif quand on est en préparation marathon »), ou de Timothée Bommier l’an passé, 6e et 4e Français.
Un Vincent Luis pleinement reposé, ça aurait donné quoi ? « Justement, c’est ce qu’on ne veut pas savoir. C’est pour ça que je ne fais pas les 10 bornes à Nice, à Cannes etc… Je ne veux pas de référence. Je veux pourvoir me dire : “on pourrait faire ça, on ne sait pas si on va le faire, mais on pense qu’on pourrait“. Ni objectif ni limites » répondait le vainqueur de la série mondiale à Hambourg l’an passé.
Pourquoi Vincent Luis rivalise t-il avec les meilleurs coureurs français ?
Hormis l’explication de la combi intégrale, c’est parce c’est qu’il est l’un des meilleurs triathlètes planétaires. « Il était déjà très costaud l’année dernière. On ne sait pas ce qu’il aurait pu faire, pareil l’année d’avant (2014) quand il fait deuxième aux inters derrière (Yassine) Mandour. C’est très bien, ça va engendrer de la confiance mais ça ne nous surprend car on le connaît, on l’a au quotidien » notait Farouk Madaci. « Beaucoup ont pris les triathlètes un peu de haut en pensant que ce sont des coureurs moyens, des rouleurs moyens, des nageurs moyens… Vincent a prouvé aujourd’hui qu’un triathlète de niveau mondial comme lui est un excellent coureur. C’est la même chose dans les deux autres sports ».
D’autre part, il n’y a qu’à voir les résultats réguliers des triathlètes aux championnats de France de cross dans les jeunes catégories. Sur certains générations, l’analyse est patente : Cassandre Beaugrand est invaincue en quatre participations, les triathlètes, notamment féminines, améliorent coup sur coup les records de France cadets et juniors sur 10 km (Cécile Lejeune, Cassandre Beaugrand, Audrey Merle etc…), et forment l’ossature des collectifs tricolores aux Europe de cross, par exemple.
Logique, dans ces jeunes catégories, elles s’entraînent bien davantage que les athlètes (en terme de volume global). Chose intéressante à noter, dans la génération actuelle chez les juniors, peu ou pas de trace de triathlètes, contrairement aux quatre-cinq précédentes années.
Faut-il inclure du vélo et de la natation dans la préparation d’un coureur à pied ?
Dimanche, Jean-François Pontier, manager du hors stade à la FFA, entraîneur de bon nombre d’athlètes à Clermont (et qui incluent du vélo dans leur entraînement), acquiesçait. L’un des principal intéressés, Farouk Madaci (coach issu de l’athlé, rappelons-le) est plus nuancé, et son avis, très intéressant, importe forcément. « Je pense qu’il (Luis) marche parce que c’est un triathlète. Il a donc besoin de natation, de vélo, de course à pied. Les autres (les coureurs à pied) vont faire de la natation et un effort qu’ils ne connaissent pas. On va dire que ça augmente les capacités aérobies, mais techniquement, ils ne savent pas nager. Il va donc falloir faire un travail technique énorme, et sans ce travail technique, on risque de faire naître des pathologies. Ils ne sont pas bien positionnés en vélo et en natation, et vont faire des efforts surhumains pour aligner les bornes ou pour progresser ».
Ses propos sont corroborés par d’autres faits incontestable : est-ce que Jacqueline Gandar fait du vélo ? Est-ce que Fabien Palcau met son bonnet de bain pour aller plonger tous les matins ? Est-ce que Mahiedine Mekhissi fait du vélo ? Non, sauf en rééducation. Est-ce que les Français des années 80-90 alignant les 10 000 mètres entre 27’30’’ et 28’00’’ grimpaient des cols ? Est-ce que Yoann Kowal fait du vélo ? Un peu, en complément justement et pour éviter les blessures (lire ici), mais il n’en faisait pas lorsqu’il a glané le titre européen sur le steeple.
C’est peut-être là l’un des grands bénéfices du vélo et de la natation (notamment après un marathon, lire ici). « Il y a certainement des choses à faire pour des domaines d’activité athlétique très longs et où il y a des pathologies hyper importantes. Je pense au marathon, à des épreuves longues distances » soulignait Farouk Madaci.
L’an passé, Laurence Vivier faisait valoir au regard des collectifs juniors composés de pléthore d’adeptes du triathlon : « On est un sport de choc, on est limité par ça. La quantité d’entraînement des nageurs ou des cyclistes est bien moins limitée par les impacts. Le travail dans l’eau, c’est vraiment bénéfique. C’est un travail préventif qui est très intéressant ». Celle qui est chargée du suivi jeune à la FFA depuis 2008 mettait aussi en exergue une explication plus psychologique : « En termes de motivation, c’est très varié, ils peuvent avoir plusieurs cordes à leur arc. C’est ce que je valorise un peu dans le hors stade : quand on peut s’éclater sur plusieurs épreuves, ça évite la saturation et sans les prendre toutes à fond, on peut arriver à se faire plaisir, découvrir des choses. La montagne, c’est une expérience qui est super enrichissante et qui donnent d’autres atouts quand les athlètes partent sur la piste ».
Quel volume d’entraînement ?
« Quand j’ai commencé à m’entraîner avec Farouk, il me disait : « ce n’est pas possible, vos dix bornes ne sont pas mesurés, ça n’existent pas des mecs qui courent en 29’ aux dix bornes (en triathlon) ». Et en fait, on peut encaisser des volumes terribles. 30 h d’entraînement, ce sont des semaines normales. Un athlète qui va s’entraîner 13 heures, ça fait toujours 17 heures de plus que lui » signalait dimanche Vincent Luis.
Vrai et (un peu) faux. Car deux choses :
-beaucoup de coureurs à pied doivent jongler avec leur travail et ne peuvent pas s’imposer ces volumes d’entraînement. Exemple ? Jérémy Jolivet, excellent 7e Français au Mans, a pu réaliser pareille performance grâce à un stage de trois semaines au Kenya, en prenant sur ses propres congés perso, lui qui sinon ne peut pas faire du biquotidien.
-les coureurs à pied pros ou qui s’entraînent de manière professionnelle sans forcément en avoir le statut pour la plupart (financièrement parlant ; comme l’a souligné Hassan Chahdi, quelle fut la reconnaissance médiatique –au niveau national- des France de cross, au-delà du cercle circonscrit des amateurs ? Quelle est la reconnaissance de la discipline elle-même au sein de l’athlétisme quand la Fédération internationale est incapable de rendre attractif les Mondiaux de cross ? Alors que le fait que le semi de Paris ait lieu le même jour que les France de cross est éloquent, sans oublier qu’au sein même du mouvement sportif, le cross n’entre aucunement en ligne de compte dans l’attribution du statut de sportif de haut niveau –et des aides afférentes), doivent enquiller pas loin de 25 heures d’entraînement par semaine, notamment les marathoniens.
Enfin, n’oublions pas que dans ce volume global d’entraînement, tout (et loin de tout) n’est fait à très haute intensité. « Je suis partisan de dire que tout ce qui est facile doit être facile, et qu’à chaque jour suffit sa peine. Même si un jour je suis bien sur un footing, ça ne sera jamais moi qui accélérerait » nous expliquait Vincent Luis.
Et au fait, Mo Farah, il fait du vélo pour terminer en 2’19’’20 sur son 5 000 mètres !? Bon là, on vous l’accord, on va trop loin. Et de là à ce qu’on découvre qu’il avait un petit moteur planqué dans l’une de ses compas efflanqués….
Conclusion ?
Blague à part, la problématique est comme toujours bien plus complexe qu’une simple opposition binaire triathlon-course à pied. Cela doit d’abord partir d’une envie de l’athlète. Farouk Madaci résumait : « Je pense que la personne qui toque à la porte de l’athlé, elle veut faire de l’athlé, pas forcément du vélo ou de la natation, alors que Vincent est lui triathlète. Je pense que l’athlé est suffisamment vaste dans ses développements possibles, avec des dérivés de muscu, de PPG etc… pour progresser à haut niveau, sans avoir besoin d’aller chercher ailleurs ».
A chacun donc de trouver sa propre formule. Car il n’y a pas une méthode pour réussir. Deux méthodes différentes voire opposées pourront aboutir à une performance similaire, en fonction des caractéristiques et des envies propres à chaque coureur. Ajoutons également qu’il ne faut pas être arc-bouté sur ses conceptions, et apprendre et progresser grâce à d’autres méthodes d’entraînement, d’autres disciplines etc…
Sans oublier que l’on peut également inverser le problème et se dire que le cross country est au carrefour de moult disciplines (triathlon, route –que l’on songe aux champions de France de cross qui ont brillé quelques semaines plus tard sur marathon, etc… ). Et qu’on peut s’en délecter comme tel, comme ce fut le cas dimanche !
Texte : Quentin Guillon.
Photos : Yves-Marie Quemener.