Analyse d'un marathon français dans le dur
L’année 2014 fut encourageante pour le projet marathon –lancé fin 2013 par la FFA– avec le titre glané par Christelle Daunay aux Europe à Zurich, et la médaille d’argent par équipes pour les hommes. 2015 fut moins réjouissant, seule Christelle Daunay étant parvenue à réaliser les minima pour les Jeux Olympiques de Rio (minima qui n’ont, pour l’heure, toujours pas été officialisés !) (1). Certains athlètes ont été critiqués, notamment par d’aucuns thuriféraires du « c’était mieux avant ». Sauf que le contexte a changé. (Tentative d’) Analyse d’une discipline complexe où s’entrechoquent de nombreux paramètres.
Christelle Daunay a redonné le sourire au marathon français, avec cette probante cinquième place cueillie à New York, en 2h26’57’’, un chrono de tout premier plan sur le difficile parcours new-yorkais, a fortiori après un retour de blessure. La championne d’Europe en titre fera figure d’outsider aux Jeux Olympiques à Rio en août prochain.
Des JO où seule la sociétaire du Sco Ste-Marguerite Marseille est pour l’instant qualifiée au terme d’une année laborieuse pour le marathon tricolore (un automne plutôt, le marathon de Paris avait marqué une progression).
Christelle Daunay, étendard du marathon tricolore, à 40 ans (41 en décembre), c’est une source d’inspiration et une invitation à persévérer pour les trentenaires et ceux qui montent sur la discipline tout autant que la prégnance d’un absence de renouveau, d’un gouffre toujours aussi criant avec ses principales poursuivantes – Martha Komu est deuxième au bilan national avec 2h33’33’’.
Cet absence de renouveau se manifeste aussi à l’aune du podium féminin aux championnats de France de la discipline, trusté par les « quadras » Aline Camboulives (42 ans), Corinne Herbreteau (40 ans en février), et Sophie Le Beherec (40 ans en juillet prochain).
Des trials ? Le marathon de Paris support des France ?
A l’inverse des hommes où c’est un débutant sur la distance, Michaël Gras (24 ans), qui s’est adjugé le titre en 2h18’31’’…alors que trois autres Français disputaient le même jour le marathon de Francfort, avec les minima pour les Jeux Olympiques dans le viseur.
« Il faut impérativement redonner ses lettres de noblesse aux championnats de France de marathon. Car çà ne veut plus rien dire. Camboulives, je n’ai rien contre elle –c’est super ce qu’elle fait- mais le titre est galvaudé. Christelle Daunay est la meilleure française sur marathon (preuve de l’incongruité de la situation, elle n’a jamais été championne de France sur la distance, ndlr), et il y a Aline Camboulives qui est championne de France, que vraiment le microcosme connaît » souligne Philippe Remond, ambassadeur du marathon, acteur du projet éponyme (la liste des athlètes faisant partie du projet n’a pas été publiée officiellement en 2015, contrairement à 2014) aux côtés du manager du hors stade Jean-François Pontier (qui fut injoignable).
Pourquoi les France de marathon ne seraient pas le support de trials à l’américaine ? Les trois premier(e)s –avec condition de minima – se qualifieraient pour le championnat estival, ce qui permettrait ainsi de créer l’émulation entre tous les marathoniens.
« C’est ce qui se passait dans les années 90, à notre époque. Le support, c’était le marathon de Paris. Et si tu voulais choper une sélection pour un championnat d’Europe ou du Monde, tu étais obligé de faire Paris. Sinon, tu n’y allais pas, même si tu faisais une perf. J’en parle en connaissance de cause car je préférais faire un marathon à l’étranger plutôt que de jouer le jeu de l’équipe de France. Et on m’a sanctionné, je n’avais pas fait les championnats du Monde. Après, c’est un choix. Les Japonais ont tout compris. Les sélections pour eux, c’est Tokyo fin février. Tous ceux qui ont des ambitions de JO seront là-bas, car il y aura un système de lièvres pour choper les minima » souligne Philippe Remond, qui avait choisi en 96 de courir à l’étranger, « pour un enjeu financier » comme il le reconnaît sans ambages.
C’est là aussi un écueil. Imaginons que Christelle Daunay ait été obligée de disputer les France à Rennes pour se qualifier pour les JO. Sa prime d’engagement aurait forcément été inférieure à celle de New York, sans parler de l’insigne concurrence internationale dont elle a bénéficié à Big Apple et qu’elle n’aurait pas eu dans la cité bretonne.
Ce à quoi le projet marathon devait pallier. « Il y a tous ces paramètres à prendre en compte » admet Philippe Remond. « Avec le projet marathon, on a de l’argent pour dédommager les athlètes : c’est bien, mais çà ne suffit pas ».
Des France de marathon à Paris seraient à ce titre la meilleure solution (les primes d’engagement sont toutefois bien inférieures à New York mais il y a une forte densité) – mais là, ce sont les autres marathons français qui en pâtiraient…
Côté masculin, Abdellatif Meftah domine les bilans 2015 avec un chrono de 2h11’16’’, devant El Hassane Ben Lkhainouch (2h13’24’’ à Francfort) et Yohan Durand (2h14’00’’). Aucun n’a pour l’instant franchi le cap des 2h11’ qualificatifs (1).
Quel choix de vie ?
« Je garde l’idée que des garçons ont tenté cette année leur premier coup sur marathon, avec Yohan et Timothée Bommier. C’est un essai transformé. Ce n’est pas ridicule. C’est ridicule par rapport au top niveau mondial mais on ne peut plus se comparer aux Kenyans qui courent 2h02’ ou 2h03’ sur marathon (tant mieux, d’un côté…, NDLR). Le niveau français est là : 2h14’, c’est bien pour aller aux championnats d’Europe mais pour les championnats du Monde ou les Jeux Olympiques… Après, il faut leur laisser un peu de temps » relève Philippe Remond, qui compte sur Hassan Chahdi et Clémence Calvin.
« Ce n’est pas la peine de se torturer le cerveau, on n’a pas de marathoniens à moins de 2h10’. Aujourd’hui le seul athlète qui est capable de faire 2h10’, c’est Meftah (Philippe Remond l’entraîne également, ndlr). Les autres sont encore un peu justes. Mais même quand Hassan et Clémence vont monter, ils ne vont pas faire 2h28’ et 2h10’ (du premier coup), même si ce sont de vrais talents. Je ne dis pas que les autres n’en ont pas. C’est quand même compliqué d’aller chercher tout de suite des mecs à moins de 2h10’ ».
Le 11e des Mondiaux 1997 à Séville reprend. « Les mecs ont envie de perfer mais à un moment donné, tu es obligé de prendre des risques, de faire le choix de vie que Christelle a fait (elle a mis sa carrière de kiné entre parenthèses, ndlr) : tu es athlète professionnel, tu vis pour çà et tu as des perfs. Tu ne peux pas être un international, tenter de courir 2h08’, et puis avoir un boulot à côté » souligne celui qui avait « un pool de partenaires. Je faisais ce que je voulais, j’étais ma propre entreprise comme Chauvelier (ce dernier s’est montré particulièrement critique sur les réseaux sociaux, ndlr) (2) ».
Ces questions, bons nombres d’athlètes se les posent, à l’instar de Karine Pasquier (lire ici) –alors que cela fait aussi écho au prix à payer pour briller au plus haut niveau (voir le reportage ici).
Vie professionnelle et sport de haut niveau ne sont pas forcément inconciliable (hormis Christelle Daunay, on peut citer Sophie Duarte ou Yohan Durand, athlètes professionnels à part entière sur le fond). Mais c’est une vraie gageure sur marathon, où il faut une volonté en acier temps au regard des longs entraînements, de l’impérieuse nécessité d’avaler les bornes alors que la récupération est prépondérante.
Choix cornélien (quid de la reconversion etc..), d’autant que l’environnement a changé avec l’émergence des coureurs est-africains qui trustent les podiums –et donc les primes (alors que le très haut niveau mondial sur marathon est vicié par le fléau du dopage et rend donc caduc les comparaisons avec les années 80-90).
« Oui, mais on courait régulièrement en 1h02’ sur semi. Pour les championnats du Monde de semi (en 2014), on a été chercher à 1h05’30’’. C’est ce que font les meilleures filles au monde. Je suis dur quand je dis çà, les mecs sont talentueux, mais il faudrait qu’ils courent davantage, qu’ils se foutent du qu’en dira t-on et qu’ils aillent au combat » objecte Philippe Remond, qui se rémémore.
« On était vraiment valorisés sur tout le circuit, ce que ne sont pas les athlètes français aujourd’hui, à part à Paris-Versailles. Yohan Durand, quand il va à Marvejols-Mende, il n’est pas considéré. Quand on y allait avec les Chauvelier etc…, on était des stars. Il y avait l’argent. On était des vrais coureurs populaires, les gens nous attendaient. C’était différent. On avait l’argent. Mais quand tu n’est pas valorisé, considéré, ça ne donne pas envie ».
Yohan Durand : « Je ne cours pas après l’exposition médiatique »
Yohan Durand analyse. « A Marvejols, j’ai pris une rouste (lire ici) et ça m’a fait plus mal à la tête qu’autre chose. C’est comme tout, ça dépend de la manière dont va se passer ta course. Ça peut te mettre en confiance ou te mettre une claque si tu es à la rue. J’ai toujours fonctionné avec un objectif et des courses qui peuvent t’amener quelque chose vers cet objectif là, et point barre. Pour moi, la vérité n’est pas là – je pense que c’est plus une question de niveau, d’entraînement, de trucs comme çà, que le fait de ne pas courir ».
Le Bergeracois poursuit. « Le problème est plus dans le fait d’appréhender le marathon. Je me suis mis avec l’idée d’aller aux Jeux (fin 2014). Tu as deux ou trois marathons pour te qualifier. Et pour être performant sur marathon, il en faut plus que deux ou trois, c’était pareil sur 5 000 m. J’ai souffert au début, j’ai pris le temps de bien comprendre la distance, bien comprendre l’entraînement pour progresser (13’17’’90 en 2012). C’est donc normal de prendre un peu des claques. Est-ce qu’il y a un intérêt de faire 10 ou 15e à Marvejols-Mende ou sur n’importe quelle autre classique ? Je ne cours pas après l’exposition médiatique. Il faut aussi comprendre çà. L’exemple pour moi, c’est Christelle Daunay. Elle fait d’abord sa carrière sur ses perfs et la médiatisation vient de par ses perfs. Je fonctionne un peu comme çà. Je n’irai pas sur une course pour faire 32’ aux 10 bornes si je sais que je ne suis pas prêt ».
Yohan Durand est donc encore en phase d’apprentissage. Après des débuts encourageant à Paris (lire ici), l’athlète coaché par Pierre Messaoud a abandonné à Berlin, alors qu’il lorgnait les 2h11’00’’, sésame pour Rio. « Ce qui me chagrine et ce que je regrette le plus, c’est d’avoir abandonné alors que je pense que j’aurais malgré tout réalisé un chrono très intéressant. Je n’avais qu’un plan en tête, et c’était courir sous 2h11’. A partir du moment où je n’y étais plus, je n’ai pas réussi mentalement à m’accrocher pour aller chercher un chrono ». L’expérience lui servira, in fine.
Cédric Thomas, coach de Christelle Daunay, avait mis en avant l’été dernier sur les réseaux sociaux l’absence ou le peu de séances à allure spécifique réalisées en commun. Hormis le stage au Portugal et au Kenya en janvier et février dernier –et encore, tous n’étaient pas présents-, les entraînements en commun entre les athlètes du projet sont plutôt parcellaires (il convient de noter que dans le cas de Christelle Daunay, à l’exception de Sophie Duarte, il lui est quasi impossible de faire de l’allure spécifique avec les autres marathoniennes compte tenu de l’écart de niveau).
« Après, quand on arrive en phase terminale, c’est tellement individuel, dans le détail, qu’on ne peut pas leur imposer quelque chose dont ils n’ont pas l’habitude. On essaie de trouver les séances les plus adaptées pour qu’ils courent ensemble » note Philippe Remond.
C’est aussi une question d’objectifs qui diffèrent. « Il faut viser le même marathon » pointe Yohan Durand, qui n’a par exemple pas partagé de grosses séances avec son acolyte Benjamin Malaty (car le premier préparait Berlin, et le second Francfort un mois plus tard). « Mais le fait d’être en groupe est quand même important. Je m’en suis rendu compte au Portugal (mi octobre à l’occasion du stage fédéral cross où presque tous les meilleurs Français étaient présents, ndlr). Cela te permet d’aller de l’avant quand tu es un peu en difficulté ».
Si tous (Meftaf, Ben Lkhainouch, Malaty, Habarurema, Durand, Chahdi ?) se focalisent sur un marathon au printemps pour aller chercher les minima, les stages de préparation en commun devraient y remédier.
Le couperet de la blessure
Sur marathon, le couperet de la blessure n’est jamais loin –Abdellatif Meftah a dû renoncer aux Mondiaux ; chez les femmes, Alexandra Louison n’a pas encore pu faire ses débuts sur la distance en raison d’une fracture de fatigue ; Laurane Picoche a dû déclarer forfait pour le marathon de Francfort, l’aponévrose en bandoulière ; Sophie Duarte n’a pas remis de dossard (sur marathon ou sur un autre course) depuis son abandon à Paris après une douleur persistante au fessier pour ses débuts sur la distance.
ça se saurait si le marathon n’était qu’une ligne droite sans heurt. Le marathon, c’est aussi l’éloge de la patience. Christelle Daunay est devenue championne d’Europe à 39 ans, deux ans après avoir manqué les JO de Londres à quelques jours près (fracture de fatigue) et avoir songé à mettre fin à sa carrière. Aujourd’hui, elle possède une inestimable expérience fort de ses onze 42,195 km au compteur.
Si Abdelatif Mefath (33 ans, six marathons terminés, record à 2h09’46 »), El Hassane Ben Lkhainouch (34 ans, dix marathons, record à 2h11’06’’) et Martha Komu (32 ans, douze marathons, record à 2h25’33’’ lorsqu’elle était encore kényane) ont davantage de marathons à leur actif, c’est un âge et une expérience que n’ont pas les Benjamin Malaty (29 ans, cinq marathons, record à 2h12’00’’), Yohan Durand (30 ans, un marathon, record à 2h14’00’’), Timothée Bommier (29 ans, un marathon, record à 2h16’36’’), Yannick Dupouy (32 ans, deux marathons, record à 2h16’10’’), Michaël Gras (24 ans, un marathon, record à 2h18’32’’) –sont plus âgés Jean-Damascène Habarurema (38 ans, trois marathons, record à 2h12’40’’) et Badredine Zioini (39 ans, deux marathons, record à 2h15’50’’) -, Laurane Picoche (30 ans, un marathon, record à 2h39’22’’), Alexandra Louison (33 ans, un marathon mais aucun spécifiquement préparé), Sophie Duarte (33 ans, aucun marathon).
Alors, l’avenir leur appartient !
(1) Les minima pour les Jeux Olympiques devaient initialement être officialisés au moment du marathon de Paris. La FFA fait une proposition au CNSOF (Comité National Olympique et Sportif Français) qui valide ou non ces minima.
Sur les forums ou réseaux sociaux, d’aucuns ont argué que cette attente pourrait profiter à Abdellatif Meftah, entraîné par l’ambassadeur du marathon Philippe Remond, avec des minima in fine reculés à 2h11’30’’ afin qu’un Français soit en lice à Rio (Meftah a couru en 2h11’11’’ à Paris en avril). « C’est complètement ridicule. Ce n’est pas nous qui décidons. C’est le comité olympique. Ce n’est pas une kermesse où quelqu’un dit : “Lui, on va le prendre“. Quand on dit c’est 2h11’00’’, c’est 2h11’00’’. Si Abdel fait 2h11’05’’, il n’ira pas aux Jeux » répond Philippe Remond.
Les minima doivent être rehaussés par rapport aux Jeux de Londres 2012 (2h11’ et 2h28’ contre 2h10’ et 2h27’ pour Londres), dans des proportions toutefois moindres que la Belgique (lire ici).
(2) Dominique Chauvelier a débuté le marathon en 1980 (24 ans). Son meilleur chrono cette année-là : 2h17’28’’, puis 2h14’09’’ l’année suivante. Le record du médaillé de bronze aux championnats d’Europe 1990 à Split : 2h11’24’’ en 1989 (Milan). Il fut quatre fois champion de France de la discipline (1981, 1990, 1991, 1993).
Ses meilleurs chronos sur marathon année par année : cliquez-ici.
Philippe Remond a débuté le marathon en 1993 (à 30 ans). Son meilleur chrono cette année-là : 2h16’05’’ puis 2h13’22’’ l’année suivante. Philippe Remond a été deux fois champion de France de la discipline (1993 et 2001), et affiche un record personnel de 2h11’22’’ (1995).
Ses meilleurs chronos sur marathon année par année : cliquez-ici.
Photo de une : Timothée Bommier, qui enlace son coéquipier et partenaire d’entraînement Badredine Zioini, a réalisé de bons débuts sur marathon à Paris en avril (Photo Yves-Marie Quemener).