Jérémy Jolivet, le meneur d’allure métronome
Jérémy Jolivet est un coureur de l’ombre. Celui que l’on voit au début des courses, mais pas à la fin. Son rôle, considéré parfois comme ingrat ? Meneur d’allure, ou plutôt « lièvre » selon l’expression consacrée. Sa foulée doit scander le tartan sur un rythme ajusté, précis, millimétré, à la manière d’un métronome, cet instrument battant la mesure sur un rythme régulier. A Bordeaux dimanche sur le 3 000 mètres, il a de nouveau parfaitement accompli sa tâche, passant dans les temps impartis, soit 2’35 aux 1 000 m. Jérémy Jolivet, 28 ans et deux sélections internationales chez les jeunes, raconte avec passion sa mission, comment il en est venu à faire meneur d’allure, sans oublier ses objectifs personnels (record : 3’42’’70 sur 1 500 m en 2009) avec le cross long au programme de l’hiver.
Quand est-ce que l’on a fait appel à vous pour la première fois?
«Je dirais qu’il y a deux premières fois. D’abord à l’occasion du meeting de Clermont en 2007. Je venais d’arriver au club. J’avais fait un 2000 m (remporté par le Kényan Augustine Choge en 4’56’’30, ndlr). J’avais fait ça pour aider. Cependant, je ne connaissais rien au travail de lièvre, de meneur d’allure. La seconde fois, c’était à l’issue d’un stage en Afrique du Sud avec Mehdi Baala. Le feeling était très bien passé, aussi bien en dehors que sur la piste. On avait fait des séances ensemble. Et il m’a appelé un ou deux mois plus tard pour me demander de l’aider à faire les minima pour les Jeux (27 juin 2008 à Villeneuve d’Asq: Baala avait gagné en 3’34’’30, ndlr). Chose que j’ai plutôt bien faite. J’ai la réputation d’être quelqu’un qui résiste bien à la pression, qui gère bien cela. C’est vachement important sur les grosses courses à enjeu.»
Justement, comment faîtes-vous pour juguler la pression lors de ces courses à enjeu?
«C’est l’expérience qui prime. Je l’ai fait au Stade de France (en 2011), dans un stade rempli, avec beaucoup d’ambiance et d’enjeu. On a les managers sur le dos toute l’après-midi, pour nous briefer. Il faut relativiser, être relâché. Il faut prendre un peu sur soi. Et la qualité d’un lièvre, c’est aussi d’avoir du caractère et de se faire respecter entre guillemets. C’est un peu le mélange de tout ça.»
«Se faire respecter» : dans quel sens?
«On nous demande des temps de passage. Il y en a parfois qui partent trop vite, qui se laissent justement un peu dépasser par l’émotion. Mon travail est alors de les remettre derrière moi (il mime le geste), d’imprimer le rythme qui va leur permettre de faire une performance à la fin de la course. J’essaie de prendre un peu la pression des autres sur moi, pendant 1000 m, 1200 m, et puis amorcer la course bien comme il le faut.»
«La prime est très raisonnable par rapport au travail que je fais»
Etes-vous déjà passé à côté en ne courant pas sur les bases demandées?
«A mon avis, la fois où je le ferais, on ne me fera plus confiance, et là ça sera fini. On nous demande des temps à respecter, et il faut parfois s’adapter au profil de course. Il m’est déjà arrivé de partir sur les allures demandées, et que derrière ça ne suive pas. Il faut donc rapidement jeter un œil derrière soi. Et forcément, on perd une seconde, deux secondes. Les managers regardent aussi la course et voient qu’il y a eu des faits de course. C’est aussi ce qui fait que la course garde tout son suspense et son originalité.»
L’aspect financier est aussi un élément prépondérant?
«C’est intéressant, je ne peux pas le cacher. Surtout quand je dis que je fais cela comme une séance spé. Cependant, le Stade de France, j’aurais payé pour mener la course. (Son visage s’illumine). J’emmène Kiprop : je suis comme un gamin (en 2011, Laalou l’avait emporté en 3’32’’15, devant Kiprop, 3’33’’04, ndlr).La prime aujourd’hui (dimanche 26 janvier lors du meeting de Bordeaux) ? Je n’en ai aucune idée. Cependant, cela fait 3 ans de suite que je viens à Bordeaux. C’est toujours sur les mêmes bases, 600 ou 700 euros. En général, je ne discute pas les prix. C’est très raisonnable par rapport au travail que je fais.»
«L’objectif d’être considéré sur la même ligne de départ, au même point zéro»
Lièvre, cela vous a donc permis de côtoyer le très haut niveau ?
«C’est clair. En fait, j’avais un frère qui faisait de l’athlé quand j’ai commencé. Il me parlait de Carquefou etc… Je ne connaissais pas trop. Quand j’ai commencé, je n’avais pas des objectifs de gagner des courses, de gagner un championnat de France. J’avais l’objectif d’être aligné sur les mêmes lignes de départ que certains athlètes, d’être considéré sur la même ligne de départ, au même point zéro. Indirectement, peut-être même sans le vouloir, j’y suis arrivé bien au-delà de mes espérances.
J’ai été sur la même ligne de départ qu’un champion olympique, qu’un champion du Monde…Qu’un Bernard Lagat. Quand j’ai commencé l’athlé, je lui aurais demandé un autographe si je l’avais croisé dans un stade. Là je discute avec lui après la course car il a battu le record des Etats-Unis sur le mile (en indoor, lors du meeting de Liévin en 2009 3’51’’34 pour Lagat devant Baala en 3’52’’51, ndlr). Il y avait une énorme satisfaction d’avoir bien réalisé son travail et d’être remercié par un Bernard Lagat.»
Votre carrière personnelle passe t-elle au second plan ?
« Non, car on prend du plaisir à faire lièvre. Faire bien le travail, c’est ce qui caractérise un lièvre. Ensuite, je suis reconnu par beaucoup de gens pour tenir ce rôle là, mais franchement, je ne le fais pas tant que ça, une à deux fois par saison. On m’appelle souvent pour faire des grosses courses. On me voit à ce moment là et on a du coup l’impression que je fais ça tout le temps.La course d’aujourd’hui, je la prends déjà pour aider un pote, car Yoann est un bon ami. Ensuite, ça me permet de faire une bonne séance. Ce n’est qu’un 1 000 m en 2’35 : cela fait un petit rappel de vitesse. Tout ça, c’est dans l’idée de préparer aussi la saison estivale.
D’autre part, on peut être tenté de ne faire que lièvre. Et pour être performant dans ce boulot, il ne faut pas oublier de courir soi-même. Je le fais donc aussi pour ma préparation perso. Cependant, avec l’émulation, le stress, la pression sur des gros gros meetings, il m’est arrivé d’être sur la ligne de départ d’une finale des championnats de France Elite, et je n’ai justement pas la pression nécessaire qui me permet de faire face à l’enjeu. Et là, je passe un peu à côté. »
« 3’38, 3’39’, qu’est ce que cela apporte de plus ? »
3’42’’70 sur 1 500 m, vous estimez pouvoir faire mieux ?
« Là plupart de ceux avec qui je suis disent que je vaux largement mieux. Après, tant que l’on ne l’a pas fait… Il faudrait aussi peut-être que je m’entraîne un petit peu plus. J’ai une activité professionnelle prenante. Je suis ingénieur territorial. Je travaille dans l’hydrologie. Ce n’est pas facile à expliquer. Disons que je mets en place des programmes d’action extrêmement chers pour essayer d’améliorer les milieux aquatiques et répondre aux objectifs européens en matière de qualité environnemental. C’est très prenant. Là aussi, j’ai du stress, mais pas forcément le bon stress. C’est plus du stress qui m’amène de la fatigue, et peut me faire pêcher sur les grandes échéances.
Je m’entraîne sur Bourges (il est licencié au Clermont Athlétisme Auvergne). Je m’entraîne tout seul les soirs après le boulot, quelques fois à 21 heures dans les rues (sourire). Ça fait un peu râler mon entraîneur (Jean-François Pontier) mais c’est sacrément compliqué d’associer les deux. Je suis quand même content de réussir à continuer à courir et à faire des compétitions comme celles d’aujourd’hui alors que je travaille depuis plusieurs années. »
Cela vous laisse t-il des regrets quant à votre progression personnelle ?
« Même en tant qu’étudiant, j’étais très focalisé sur l’aspect professionnel. Si on a un petit laps de temps entre la fin de ses études et le moment où l’on trouve un travail, on peut s’aménager quelques mois pour bien bien s’entraîner. Manque de chance entre guillemets, je n’ai jamais eu de problèmes pour trouver du travail, et tout c’est enchaîné. Mais admettons que je fasse 3’38, 3’39. Aujourd’hui, avec cela, on a une place dans le gratin national, mais qu’est ce que cela apporte de plus ? Je préfère être content dans ma vie professionnelle. »