Athlétisme

« Jazy, c'était de la folie »

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Poste Le 8 juin 2015 par adminVO2

Belle journée pour le meeting anniversaire des 50 ans du record du Monde du mile de Michel Jazy, organisé samedi 6 juin à Rennes, sur les lieux de l’exploit. Récit. 
50 ans. 50 ans presque jour pour jour que Michel Jazy établissait le record du Monde du mile, le mercredi 9 juin 1965 au Stade Courtmanche à Rennes, avec l’aide substantielle de certains de ses acolytes. 50 ans après, les acteurs de l’époque se sont réunis le week-end dernier. A l’initiative d’Yvan Le Gall, secrétaire général du comité d’athlétisme d’Ille-et-Vilaine (CDA 35), et du club de la Tour d’Auvergne de Rennes (aujourd’hui section du HBA, Haute Bretagne Athlétisme).
Ne pas oublier le passé, le découvrir pour construire le présent, glaner des points de référence, sans tomber dans la nostalgie ou suivre les pas des thuriféraires des « c’était mieux avant » ; en un mot , inspirer et «éduquer » les générations suivantes, tel était l’idée directrice d’Yvan Le Gall, maître d’œuvre d’une organisation léchée, aux petits soins pour tous ces « gens de marque » qu’il ne voulait pas décevoir. Et qu’il n’a pas déçu, au contraire.
Visiblement, le message est passé, au regard des demandes d’autographes ou autres selfies dont a fait l’objet Michel Jazy et ses camarades, y répondant avec joie, glissant ici quelques conseils, distillant là quelques bons mots de son esprit toujours sagace. « Vous êtes des cracks de la photo ! » sourit-il, l’oeil qui frise.

Michel Jazy fut sollicité à de nombreuses reprises par des fans de tout âge
Michel Jazy fut sollicité à de nombreuses reprises par des fans de tout âge

« Je signe pour être comme lui au même âge ! »

« C’est quelque chose de faire ça sur du sable, ce n’est pas du tartan. Nous, on est quatre pour se battre et faire le même chrono…sur tartan » souligne Gildwen, qui a participé au relais mile samedi en fin d’après-midi. « C’est quelqu’un quand même…voilà. C’est un champion. Et à 79 ans, il se porte bien. Je signe pour être comme lui au même âge ! »
Mais retour quelques heures plus tôt. A l’hôtel, les acteurs se retrouvent, claquent des bises, balancent, déjà, quelques vannes. On convoque les souvenirs, ça cause chronos, victoires, mais aussi (grosses, visiblement) soirées d’après course.
On devine quelques visages ; Michel Jazy, évidemment ; Michel Bernard, dont les années passées n’ont pas altéré les traits d’un visage que l’on connaissait uniquement par le biais des photos d’époque, où son allure abrupte tranchait singulièrement avec la facilité de Michel Jazy ; un exact opposé qui faisait le délice de la presse de l’époque. Beaucoup d’autres têtes sont inconnues. Pas pour longtemps…

« Pour avoir un stade à son nom, il faut avoir fait du 400 haies… »

Direction la toute nouvelle salle Robert Poirier -du nom de l’international de 400 m haies (cinq fois champion de France, médaillé de bronze aux championnats d’Europe 1966 et ancien recordman de France) qui fut ensuite DTN (2001-2005)- inaugurée à Rennes la veille, et qui accueillera les championnats de France espoirs-nationaux l’hiver prochain. Une belle enceinte, attendue depuis fort longtemps.
Devant l’édifice, Jean Wadoux regarde l’assistance : « ça fait un peu troisième âge » sourit l’élégant champion d’Europe 1971 du 1 500 m. Certes, mais un troisième âge encore bien alerte. On foule la salle Robert Poirier, en présence de celui-ci.

Robert Poirier...devant la salle qui porte son nom
Robert Poirier…devant la salle qui porte son nom
« C’est ce que je disais à Kervéadou et à Wadoux. Si on avait pu avoir des pistes comme ça… » glisse Michel Jazy. « La première piste synthétique a été construite avant les Jeux Mexico, en 1967 à Font Romeu ».
On se regroupe près de la salle de muscu flambant neuve. Robert Poirier : « pour avoir un stade à son nom, il faut avoir fait du 400 haies… ». Ça chambre, encore et toujours, et à ce petit jeu là, Michel Jazy n’est pas le dernier ; c’est même, comme sur la piste –euh la cendrée- l’un des premiers…
Au déjeuner, Michel Jazy occupe l’un des deux bouts de table où sont installés les anciens athlètes. En face de lui, à l’autre extrémité se trouve comme un clin d’œil…un certain Michel Bernard.
Jean Wadoux, Jean Huitorel, Pierrick Dano, Michel Kervéadou, Jean Bobet est aussi venu –vainqueur de Paris-Nice et frère de Louison, triple vainqueur du Tour de France (1953, 1954 et 1955)- figurent notamment à la table principale.

« Les gens venaient et demandaient : c’est ici qu’on prend les billets pour voir Jazy ? »

A nos, côtés, Daniel Giffard, l’ordonnateur de la fameuse soirée du 9 juin 1965. « C’est un souvenir extraordinaire » confie l’ancien président du club de la Tour d’Auvergne de Rennes (1981-1987) entre deux bouchées de galette complète –les Bretons font les choses bien… « Les gens venaient et demandaient : c’est ici qu’on prend les billets pour voir Jazy ? »
On ne venait pas assister à un meeting d’athlé mais on venait admirer la foulée du vice-champion olympique du 1 500 m en 1960 à Rome…
« C’était retransmis à la télévision. C’est comme si aujourd’hui à Rennes, il y avait un meeting de haut niveau diffusé en direct. Il y avait 4 000 – 5 000 spectateurs » se rappelle celui qui a mis en place en 1971 les Foulées Rennaises, plus connues aujourd’hui sous le nom de Tout Rennes Court, et qui allait dénicher des idées à la très renommée corrida de Sao Paulo, notamment en 1976, année de la dernière victoire française en terre brésilienne avec Radhouane Bouster.

Daniel Giffard
Daniel Giffard
« Il a fallu toute la classe de Michel Jazy pour battre ce record » poursuit celui qui avait organisé par la suite d’autres grands meetings internationaux à Courtemanche avant de renoncer en 1970, faute de budget.
Un peu plus tard, au stade, Daniel Giffard revient vers nous, après avoir vu le mile à la télé sur les images de l’INA : « ça me revient maintenant, mais nous avions une installation électrique de fortune pour l’éclairage ». Effectivement, à l’aune des images d’archives, on ne semblait pas voir grand chose…

Le sacrifice de Michel Kervéadou

Presque 16 heures. La galette caramel au beurre salé à peine digéré, direction Courtemanche. Rien n’a changé, hormis la piste, désormais en tartan. Les championnats départementaux battent leur plein. Une petite expo a été installée. Flash back. On se demande bien comment « 7 000 spectateurs » selon le compte rendu de l’illustre Robert Parienté avaient bien pu s’entasser dans l’enceinte. « On avait installé des tribunes supplémentaires » avait rappelé Daniel Giffard au déjeuner.
Mercredi 9 juin 1965, en « une » de L’Equipe : « Troisième exploit possible de Michel Jazy en une semaine ». Le 2 juin à Saint-Maur, Jazy, qui avait connu l’année précédente une grosse déconvenue aux JO de Toyko où il avait subit une pression monstre (4e du 5 000 m), avait battu le record d’Europe du mile en 3’55’’5 . Quatre jours plus tard, à Lorient, c’est le record d’Europe du 5 000 m qui tombait (13’34’’64).
Le sous-titre de la « une » précise. « Il courra un mile, et si les circonstances sont favorables, envisage de battre le record du Monde de Snell. Wadoux, Bernard, Nicolas, Vervoort et Lurot autres partants de marque, mais qui pour mener ? ».
Car là est bien le problème. « On savait que ça irait vite. Et tout le monde voulait en profiter pour faire un chrono, en se planquant derrière » explique l’affable Michel Kervéadou (lire ici), 78 ans et qui en fait dix de moins. « Je me souviens, on était dans un coin du stade » poursuit-il  en désignant un bout de pelouse avec le doigt. « Je vais voir Michel : “alors, ça va aller vite !?“ Il me dit : “on ne fait rien !“. Personne ne voulait mener. Je lui ai alors dit que je pouvais mener 800 m sur l’allure demandé, environ 56’’ aux 400, mais qu’après je n’étais pas sûr de tenir. Il m’a dit : “Ah ça change tout !“. Et il est retourné voir Bernard, Wadoux et les autres ».

De gauche à droite : Jean Wadoux, Michel Bernard, Michel Kervéadou et MIchel Jazy
De gauche à droite : Jean Wadoux, Michel Bernard, Michel Kervéadou et MIchel Jazy
Michel Kervéadou efface ses ambitions personnelles au profit d’un Michel Jazy « en grande forme ». En football, on appelle ça un passeur décisif.
21h45’. Les fauves sont prêts à être à lâcher. Mais la télé, pas à l’heure, retarde le coup de feu. Tant pis pour le petit écran. « Michel en a eu marre. Il a appelé le chef chronométreur en lui disant : « on y va! » » se souvient Michel Kervéadou. La télé prendra le direct quelques secondes après le départ. « A l’époque, Jazy, c’était de la folie » souffle le Breton.
« (Michel Jazy) fut magnifiquement aidé par une prodigieuse équipe de copains, Kervéadou d’abord, qui accomplit la tâche la plus ingrate, celle de lancer la course » écrit Robert Parienté, qui égrène minutieusement les temps de passage, dans L’Equipe du 10 juin 1965.

« Il finit comme un avion, c’est incroyable »

« 28’’ aux 200, 56’’5 aux 400 m ; Jazy 4e en 57’’3 derrière Wadoux et Nicolas ». « Kervéadou se lança tête baissée dans son long monologue préparatoire avec une conviction immense. Il empoigna le sujet à bras le corps en bon Breton obstiné qu’il est et Jazy, avec son incroyable sens du train, se tenait à distance respectueuse, conscient de l’allure de son copain » narre le lendemain Gérard Edelstein, autre plume du quotidien sportif.
Kervéadou s’écarte aux 750 m. Wadoux prend le relais : 1’55’’7 aux 800 m. 1’56’’5 pour Jazy, « très à l’aise » rapporte Robert Parienté. Le dernier tour est fulgurant. « Il finit comme un avion, c’est incroyable » dira dans la soirée Michel Kervéadou en revoyant la course (lire ci-dessous). « Les derniers 440 yards de Michel furent le bouquet final de cet énorme feu d’artifice, sans doute l’une des choses les plus étonnantes qu’il nous ait été données de contempler sur une piste d’athlétisme. Apothéose, dramatique suspense démenti pourtant par l’incroyable beauté de la foulée déployée par le Montreuillois » s’enthousiasme Gérard Edelstein. Le chrono affiche 3’53’’6 ; la marque de Peter Snell (3’54’’1), triple champion olympique (800 m en 1960, doublé 800 – 1 500 m en 1964), est effacée des tablettes.
L’après-midi se poursuit. Les mile débutent (mile femmes, mile hommes et un relais à quatre). Avec un clin d’œil, deux chronométries ont été mises en place. L’un déroulant le temps effectif de la course qui se déroule. L’autre, à rebours, égrenant le temps réalisé par Michel Jazy en 1965. Arrivé au « 0 », un coup de corne signalera que Michel Jazy avait, lui, fini sa course, il y a 50 ans. Histoire de « de donner aux jeunes générations l’idée de ce qu’est un record du Monde » expliquait Yvan Le Gall.

Thibault Morin mène le train pour son coéquipier Sébastien Lévèque (en 3e position). Intercalé, Yakoub Delhoum remportera ce mile
Thibault Morin mène le train pour son coéquipier Sébastien Lévèque (en 3e position). Intercalé, Yakoub Delhoum remportera ce mile
Yakoub Delhoum, vainqueur du mile masculin en 4’20’’71, glisse : « Ce n’était pas prévu mais j’ai couru pour les 50 ans du record du Monde. Mon entraîneur, Jo Beaufils, est président du HBA, et il est très attaché à l’histoire. Le chrono de Jazy est intouchable. Je suis assez content, c’est assez particulier, ça se court comme un 1 500 m..avec 109 mètres de plus ». Sébastien Lévèque, vétéran et 2e, confie : « courir ce mile est le meilleur moyen de rendre hommage à Michel Jazy ».
L’après-midi touche à sa fin. Les photos et autographes –jeunes comme moins jeunes- se multiplient, notamment sur les cartes imprimées par le comité 35 (la photo de l’athlète -Jazy, Bernard, Wadoux et Poirier et au dos son palmarès)–belle initiative.
Toutes les générations étaient présentes
Toutes les générations étaient présentes
Le pari de mixer les générations, souhaité par Yvan Le Gall, est une réussite patente. Simplement dommage que les pontes de la Fédération ne se soient pas déplacés, alors qu’on aurait aimé que davantage de spectateurs et demi-fondeurs viennent fêter ce record en disputant un mile aujourd’hui désuet dans l’Hexagone.
Jean Huitorel, figure régional, notamment entraîneur de Robert Poirier, prend le micro. A 94 ans, son ardeur est rafraîchissante et sa vivacité une antidote au temps qui passe (preuve que non, âge et fraîcheur ne sont pas forcément une antithèse). Il raconte un quart d’heure durant le record d’il y a cinquante ans, avec une mémoire indéfectible. Deux-trois anecdotes, tous les journalistes présents etc… Une bible !
Jean Huitorel, 95 ans en décembre prochain et une indéfectible mémoire !
Jean Huitorel, 95 ans en décembre prochain et une indéfectible mémoire !
Puis avant le dîner dans les locaux de la Tour d’Auvergne, un dernier crochet par la salle abritant l’expo. Les images du 9 juin 1965 de l’INA tournent en boucle. « On se repasse une dernière fois ?! ». Allez !
Une trentaine de personnes sont dans la salle, parmi lesquels tous les athlètes. Silence naturel. L’émotion est authentique. On perçoit des « Jazy-Jazy » perçant de la télévision. Feu Thierry Rolland est aux commentaires. On se croirait replonger 50 ans en arrière. Il annonce le chrono final mais se trompe dans le dixième. « C’est 6 ; 3’53’’6 !! » clame Jean Huitorel. Magique.
« C’est fort sympathique d’être ici. Ça rappelle quelques souvenirs. Le temps passe. Ça fait maintenant presque un demi-siècle » confie sans nostalgie Jean Wadoux.
En fin de soirée, place à quelques impromptus discours remerciements. Michel Jazy prend le micro : « Aujourd’hui, j’ai été un peu troublé. Ce qu’il s’est passé aujourd’hui, c’étaient de grands moments. Nous avons été très sensibles à l’accueil amical et chaleureux que vous nous avez tous réservés, et notamment Yvan Le Gall ».
Ce dernier savoure : « Je suis content qu’ils soient heureux d’être là et que ça ce soit bien passé ».
Yvan Le Gall, Rozane Le Gall, Daniel GIffard et Michel Jazy
Le lendemain, au petit déjeuner, la voix portante et les éclats de rire de Michel Bernard se font entendre. On s’approche. Le double champion de France de cross-country (dont la première fois en 1958 au Tremblay, l’un de ses meilleurs souvenirs comme il le souligne dans son livre*, où il avait battu Alain Mimoun, lequel lui avait glissé à l’oreille à l’issue de la course : « Bravo Michel ! Toi, tu es un gars qui sait souffrir, tu sais ce que c’est la vie dure. Si tu avais eu la vie douce, tu ne m’aurais jamais battu ») raconte sa farouche et inextinguible volonté, ce « tempérament » qu’il a toujours eu, lui le fils de maréchal-ferrant.
Il retrace aussi ses débuts en course à pied, où tout le monde le prenait pour un fou quand il s’entraînait dans son village de Septmeries ou aux alentours. Jusqu’à ce que ça revienne aux oreilles de sa maman, qui avait tout fait pour l’empêcher de courir. « Mais quand elle m’a vu à la télévision, elle m’a moins pris pour un fou » rigole Michel Bernard, ensuite idole de toute une région. Il fut également président de la FFA, deux ans durant, fonction qui implique diplomatie et un sens inhérent du politique.
« Ce n’est pas la meilleure chose que j’ai faite de ma carrière » sourit le « petit métallo d’Anzin ». « Je dis ce que je pense. Si je pense qu’il faut dire oui, je ne vais pas dire non pour faire plaisir. J’ai toujours été comme çà ».
Ce sera le mot de la fin. Tout cela est passé bien vite. A l’instar d’un mile bouclé en 3’53’’6. Rendez-vous dans quelques années, pour l’anniversaire des 60 ans ?!
grouê
* La rage de courir, Calmann-Lévy. Ecrit en 1974, Michel Bernard raconte sa carrière. Certains passages sont parfaitement d’actualité à l’instar de la culture de l’effort dès le plus jeune âge, le rôle du sport à l’école et le le déclin du cross-country, que regrettait Michel Bernard…il y a donc 40 ans.
L’occasion également de lire dans le dernier VO2 Run actuellement en kiosque (et disponible en ligne ici) une longue « interview-rencontre » avec Michel Jazy, 50 ans après son mois de juin prolifique où il aura battu quatre records du Monde.
Dans le dernier VO2 Run
Dans le dernier VO2 Run
Photos Q.G

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